Ivan Tirtiaux

Né à Charleroi en 1977, Ivan Tirtiaux est auteur, compositeur et interprète. Chanteur à la voix profonde et souple, il s’invente une chanson folk, en français, à la fois ciselée et organique, empreinte de poésie, de blues et de musique latine. Auteur et compositeur exigeant, il allie un dépouillement narratif à des mélodies raffinées et des harmonies savantes.


Compte-rendu

La nouvelle de l'acceptation de ma candidature pour la résidence d'artistes sur l'île de Comacina au mois de juin-juillet 2016 est tombée à point nommé, quelques temps après la sortie de mon album L'Envol et juste avant la naissance de ma flle Elsa, (qui naîtra le 10 août). Le moment pour moi était propice pour profter pleinement de cette expérience de repli et de disponibilité totale à la création de nouveaux morceaux. Je suis donc parti pendant trois semaines et me suis installé dans la première des trois maisons, une originale bicoque en pierre et en bois à l'architecture simple et harmonieuse, formes épurées, matériaux nobles.
Une seule grande pièce avec mezzanine et surtout le balcon avec vue sur le lac et la montagne, sur lequel je passerai la plupart de mes journées et toutes mes soirées hormis les soirs d'orage.

Dans la grande pièce j'avais installé mon zoom pour enregistrer des maquettes, l'acoustique de la pièce était ample et inspirante. J'avais embarqué mes deux guitares yamaha de voyage, une folk et sa soeur à cordes nylon, quelques dictionnaires, des carnets à remplir, des bouquins, poésie, essais, romans et une espèce de manuel : "Songwriters on songwriting" de Paul Zollo, une épaisse collection d'entretiens sur l'art du songwriting avec quelques uns de ses plus éminents représentants anglophones, (Leonard Cohen, Bob Dylan, Paul Simon, Lou Reed, Neil Young, Brian Wilson pour ne citer qu'eux), ce fût mon livre de chevet pendant trois semaines.

Après un ou deux jours d'adaptation, les journées se sont mises à se ressembler pour basculer dans une sorte de routine ronronnante et douillette, de celles qu'on rêverait de pouvoir établir chez soi toute l'année sans jamais y parvenir. Quelques étirements de yoga au matin pendant que le café monte, ensuite, en fonction de l'humeur du jour, relire les notes et brouillons de la veille, enregistrer sufsamment tôt avant le vrombissement des moteurs de bateaux et avant que les touristes débarquent, soit dans la maisonnette ou sur le balcon, mais aussi dans d'autres endroits de l'île, souvent les ruines... Écrire beaucoup, se balader sur l'île, bouquiner, travailler les parties de guitare, réécouter les enregistrements en cuisinant ou en déjeunant, nager jusqu'à l'autre rive, y boire un autre café, prendre un jour le ferry pour visiter les environs, se pointer quasi quotidiennement au bar de l'embarcadère où l'on mange de bonnes glaces pour avoir le loisir presque étrange d'adresser la parole à quelqu'un ou profter occasionnellement du restaurant de l'île où l'on mange plutôt pas mal. Tous les 3 ou 4 jours, retourner à la terre ferme pour remplir le frigo. Le soir, invariablement, écrire avec une guitare sur le balcon en sifant quelques bières. Contempler le paysage et observer la lune se mirer dans le lac, en général jusque 1h ou 2h du matin puis au lit.
En ce qui me concerne, l'écriture et le travail des paroles d'une chanson est sans aucun doute la partie la plus ardue du processus. Si les idées tombent en général d'un seul coup, il me faut parfois secouer l'arbre longtemps. J'ai été d'ailleurs rassuré d'apprendre qu'il en était de même pour la plupart de mes mentors anglo-saxons, pas tous de la même façon, mais le phénomène est capricieux dans toutes les langues et varie toutefois selon leur auteur, les périodes, les drogues, les types de chansons...

Personnellement je trimballe toujours avec moi des carnets que je remplis d'idées dès qu'elles surviennent. Mais c'est retravailler la forme qui requiert toute mon attention, ou plutôt ma distraction. J'ai alors besoin, grand luxe, d'avoir sufsamment de temps devant moi pour accueillir les fulgurances, structurer la forme, sculpter les mots à l'intérieur des mélodies. La seule perspective d'être interrompu par un coup de téléphone ou par un horaire à suivre suft à me bloquer, c'est pourquoi j'écris souvent la nuit. De même, je n'aime pas me donner d'échéance, j'ai besoin de rêver, me laisser dériver, interrompre parfois une chanson plusieurs mois et en commencer une autre pour mieux y revenir par après.

Le premier soir, j'écris en regardant le lac et la montagne devant moi :

"Le soleil se couche sur l'autre versant
Un fanc de montagne remonte son pyjama
Les mouches zézaient, rasent l'onde rose
Où des araignées d'eau font leur Jésus"

Pas vraiment de quoi en faire une chanson mais je me sens doucement fondre dans le cadre très inspirant de la petite île de Comacina.

Passé les deux premiers jours d'adaptation, je m'accroche à un premier chantier, après avoir noirci quelques pages de mon carnet et suivi les pistes de plusieurs mélodies, celles-ci survenant en général beaucoup plus vite que les mots qui les habitent. Pendant les dix premiers jours, j'ai deux voisins, Koen Broos, brillant photographe abstrait, sculpteur de matière et de lumière foue, mon homologue famand avec qui nous discutons quelquefois en prenant l'apéro et Marco artiste plasticien Italien qui séjourne dans la troisième masure avec sa femme japonaise dont j'ai oublié le prénom. Je passerai le reste de mon séjour seul sur l'île bien que cerné par une abondante présence animale dont j'observerai les faits et gestes pendant des heures, lézards gobeurs de mouches, nuages de moustiques, lièvres, truites, une pauvre chatte solitaire miaulant désespérément après un mâle, (le seul autre chat que j'ai vu se trouvait sur l'autre rive), tourterelles, mouettes, canards, un couple de cygnes, cigales, merles, autres oiseaux à cris étranges, quelques rapaces, un nid de guêpes (découvert sous le balcon le dernier jour), un énorme bourdon, un perroquet, des crapauds, et aussi ( entre 10h et 17h), de nombreux touristes visitant l'île et qui paraissent m'observer à leur tour comme un drôle d'animal, isolé de son plein gré et pinçant une guitare en marmonnant des bribes de mélodies.

Bien que ma première ébauche de chanson se décline à la première personne, la nouvelle règle que je me suis donnée est de ne pas parler de moi dans cette bobine dont je viens d'attraper le fl. Je réalise que je ne l'ai pas fait souvent, pas par auto-centrisme, mais sans doute en raison des vertus cathartiques qu'implique parfois le fait d'écrire ou chanter certaines choses, j'ai généralement besoin de puiser dans des choses vécues, c'est aussi une façon pour moi de ressentir une urgence, un moteur.

Après plusieurs jours de recherche et de rêverie, la trame qui se déroule lentement sous mon crayon décrit le point de vue d'un homme qui fait mine d'emmener sa femme et son fls en vacances sans leur avouer que c'est pour ne plus jamais revenir. Le champ lexical de la chanson est parsemé d'indices qui rappellent la guerre, la fuite ou l'exil. On ressent au fl des couplets et des dialogues une naïveté ambivalente et celle-ci bascule progressivement vers le tragique. Les pseudos-vacanciers se muent peu à peu en réfugiés de guerre.

Par les temps qui courent, les chansons sur le thème des migrants fusent de partout, (comment ne pas être touché par ce drame ?), je cherche donc un angle de vue qui m'est propre, le cadre faussement méditerranéen de l'île, les montagnes, les ruines, les bateaux s'y prêtent parfaitement. Bien que située sur un lac, je me trouve sur une petite île italienne, mon imagination fait le reste.

Si les références à l'actualité sont très claires, j'essaye toutefois de rendre la chanson moins délimitée géographiquement et plus intemporelle, en faisant des plans larges, avec un contexte sufsamment ouvert pour pouvoir situer l'histoire un autre espace-temps que celui d'aujourd'hui en Syrie, Egypte, en mer méditerranée. Je repense à mon histoire familiale du côté de mon grand-père paternel ayant appris récemment que toute la famille avait fui la Belgique vers le sud de la France à bord d'un chariot tiré par un énorme cheval brabançon, pendant l'invasion Allemande en 1940.

Côté musique, la mélodie, du moins son squelette, existait ici avant le texte. Simple et entêtante, c'est un genre de tournerie folk sur une poignée d'accords en open-tuning. Ce jet de chanson feuve moyenâgeuse m'était tombé dessus un matin à Bruxelles en chantant et jouant du banjo, elle fonctionne aussi très bien a cappella.

J'ai noté dans un coin du carnet quelques références, comme une cible que je me donne ou autant d'infuences semi-conscientes qui se révèlent au fl de sa création. Parmi les références, j'évoque une chanson de Bob Dylan basée sur un fait divers plutôt dramatique (The ballad of Hollis Brown), les dialogues d'une autre chanson traditionnelle française qui ressemble à un psaume (La complainte du Roi Renaud), un flm italien faussement naïf dont je ne me souviens que sommairement mais qui m'a fort touché à sa sortie (La Vita e Bella), les musiques Nordestines du Brésil en mode mixolydien, issues du coeur du Sertão, les mélodies sans refrain et profondément libertaires d'Atahualpa Yupanqui et certaines harmonies qui me rappellent Elliott Smith. J'y retrouve Jacques Brel écrit aussi quelque part mais ne parviens plus à me fgurer pourquoi, peut-être simplement dans la manière de dérouler le fl narratif en incarnant un personnage qui pour une fois n'est pas moi.

La chanson fera d'abord 12 ou 13 couplets puis 11, puis 10, à raison d'une moyenne d'un couplet par jour et connaîtra plusieurs versions, plusieurs titres. La visite joyeuse et fortuite d'un ami auteur-compositeur, sa femme comédienne et leur bébé, m'en fera remettre une partie en question. L'ami qui connaît bien mon répertoire n'est pas habitué à m'entendre chanter à la première personne une chanson non-autobiographique. Il y décèlera d'une oreille vierge mais experte les quelques ambiguïtés qui nuisent encore à sa compréhension.

La chanson s'appellera tour à tour Exode, puis La route, ensuite Le convoi et in fne La plage. Si je suis rentré chez moi avec beaucoup de nouvelle matière, c'est pourtant la seule chanson commencée sur l'île qui y sera terminée. J'en ferai diférentes maquettes, enregistrées sur quelques endroits de l'île, au coeur des ruines notamment, avant d'afner certains passages, clarifer la structure et réduire le texte. Les autres textes et mélodies commencées sur place sont autant de chantiers plus ou moins aboutis dont certains dormiront peut-être dans mes tiroirs plusieurs mois ou années avant d'être remis en route sinon partiellement recyclés.

"Ce n'est pas au chantier qu'on juge du navire", Proverbe Italien.

Ivan Tirtiaux, janvier 2017


Dernière mise à jour
30.01.2017 - 11:03

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