EMÖ Louise

Louise Emö est une jeune auteur, metteuse en scène, traductrice et slammeuse. Elle a notamment écrit "Hemlat", réécriture des pièces classiques en - et/ette (Hamlet, La Mouette, Roméo et Juliette) et monté la compagnie bruxello-rouennaise "La Tream Deam".


Etre isolée, étymologiquement, est une affaire extraordinaire, étymologiquement toujours. Projet Marshall, celui qui m’a propulsée dans ce cadre, est une recherche conflictuelle et chorale à partir de la figure d’Eminem, une rêverie et une trituration à partir de son œuvre, sa célébrité, sa figure hyperbolique et démentielle. Il s’agit donc d’écrire de la parole, ayant à la fois comme matériau initial des paroles (au sens de lyrics) et un parcours biographique hors du commun, parole modelée, adressée pour des acteurs et des rappeurs (pour l’instant, un rappeur), qui font partie du noyau dur (la Tream Deam, la Dream Team paumée) avec qui j’ai commencé à monter des spectacles (pour l’instant, des one shots, un spectacle, une date).

Heureusement pour la structuration mentale et objective de mon temps de résidence (je suis fort désorganisée, malgré le fait (l’impression ?) de travailler tout le temps, le Rideau de Bruxelles m’a proposée une lecture de la toute première version de recherche présentée à la Bellone, appelée rétroactivement Projet Marshall Variation #1 dans le cadre du RRRR Festival (rap rap rap festival, a plaisanté ledit rappeur, Maky). J’ai profité de cette date de lecture pour en faire un objectif à la fois de production spéciale pour cette occasion, et d’avancée de la recherche : à quoi ça ressemblerait, comment ça fonctionne, confronter acteur et rappeur au plateau, comment rendre scénique et définitive le moment de la prise de parole, comment on se l’arrache ou comment on la fait circuler. (Et donc, partant, désobéir un poil à la demande de lecture).

La résidence est devenue donc un moment de préparation de la performance à venir, de la Variation #2 d’un projet d’ailleurs renommé sur l’île. Là était la première épreuve : j’étais toute seule, alors que j’ai 1) très besoin de parler tout le temps surtout du travail en cours 2) j’écris de la parole, de l’oralité à partir d’une parole, d’une oralité 3) pour des personnes en particulier, en l’occurrence absentes, et dans l’idéal, pour toute une génération et les suivantes 4) sans personne francophone autour pour me formuler des retours ou me prêter leurs voix 5) n’étant pas organisée je n’avais pas eu/pris le temps d’abattre toute une recherche documentaire en amont. Il s’est donc agi donc de la nécessité de composer avec la contrainte multiple, avec un horizon d’attente qui est celui de la production d’un projet précis, car c’est pour cette raison que l’on se retrouve dans ce décor : il y a le décor, il faut la scène.

C’est pourquoi je suis particulièrement reconnaissante d’avoir été sélectionnée pour cette aventure avec une démarche qui ne se prêtait pas (du tout) particulièrement aux conditions naturelles de l’île, comme elles peuvent l’être pour des sculpteurs, photographes, plasticiens. J’ai donc puisé de la ressource en moi. J’ai économisé mes livres. Je suis allée extraire les connaissances, les souvenirs, les chansons cachées dans les disques durs. Je suis aussi allée au café, Sala Comacina, savourer le capuccino bon marché immergée dans la parlure italienne avec le wifi en intraveineuses, copiant collant des articles sur le hip hop du chercheur Laurent Bazin, téléchargeant tout Eminem, des documentaires, des points de vue  (le tout légalement bien sûr).

Et puis, rentrée la besace remplie de cette boulimie que l’on se doit d’être rentable car pour aller au café on a dû prendre le bateau, et on a donc aussi fait les courses parce qu’on ne peut pas faire les courses sur l’île, et il paraît que faire les courses c’est obligatoire pour rester en vie, même sur une île, car il s’agit de rester en vie, tel Napoléon en exil, tel Robinson le vendredi, et de présenter bien devant le touriste en grappe curieux de l’architecture de la villa qu’on emprunte, de ne pas gâcher la façade rationaliste par une folie apparente.

J’ai ainsi tenté de développer ce que je nommerais, autant par minutie que facétie, une méthodologie de la carence, et joué à fond le jeu de l’île déserte (qui commence par l’appeler le jeu de l’île déserte alors qu’au fond, c’est faux). Alors j’ai écouté en boucle la même chanson avant de m’autoriser à passer à la suivante, j’ai même écouté le générique de The Art of Rhyme en boucle, dormi un maximum, arrêté les psychotropes (sauf le café, parce qu’il était italien), enregistré ce que j’avais écrit en faisant le tour de l’île pour trouver le rythme, l’entendre, suivre le lapin, fuir le touriste, profiter de l’orage – toujours spectaculaire à Comacina.

J’écrivais ainsi seule mais avec Violette Leduc, mon seul livre, et Eminem, mon seul idole, et pour mes acteurs, Louis Sylvestrie & Pierre Gervais, sans savoir vraiment à qui j’adressais quoi (car écrire, n’est-ce pas parler à l’absent, et lire, les écouter ?), et mon rappeur (Maky) – les textes n’étant pas distribués selon une logique réaliste de psychologie des personnages - un peu possessive avec les absents - qui allaient devoir s’en emparer et la métaboliser en 5 services avant de la jouer dans l’arène – ici, le bar du Rideau – merci, le Rideau.

L’épreuve résidait aussi dans la confrontation de cette mythologie de l’auteur qui s’extrait du monde pour mieux l’observer et le reformuler, et la réalité contingente de cette expérience - dans mon cas. Au hip hop, un art de la rue, un art bruyant et malpoli, à l’affût et urbain par nature, si j’ose dire, la nature justement, le calme, la solitude et la constance du lac venaient la mettre en tension. A la séduction ambiante, les enjeux cachés, les sous-textes et sur-non-dits qui sont en germe dans les milieux du spectacle vivant et du show biz, le milieu répondait par son naturel, son impassibilité aux grands discours, son austérité, ses moustiques. Et c’est cette tension qui m’a fait travailler, découragée parfois, rechargée souvent.

Une autre épreuve était celle de la condensation de tous mes interlocuteurs habituels ou ponctuels en un seul, que je connaissais à peine et qui est devenue essentielle dès le deuxième jour, Maite Bailleul, réalisatrice flamande. Autre épreuve : comprenant le français mais n’étant pas francophone, plongée dans son scénario d’hôpital psychiatrique sur une île déserte, elle était pour sa part ravie de l’absence d’internet et de son isolement, qui pour son projet et dans sa vie tombaient à pic. Je venais puiser mon équilibre dans son calme et en l’écoutant me parler de ses personnages, traités avec réalisme, cela m’évitait de penser à l’absence de miens. Nous parlions français, anglais, espagnol, des fois rien, en jetant des galets dans le lac de Côme, à se défier comme des gamins de la nature : viens on fait des ricochets – sans succès, viens on va sur la terre ferme à la nage – avec succès, viens on apprivoise la famille –c’est quoi comme animal ?- des oies – non c’est des cygnes.

Ainsi je me décrispais de mes questions sur la qualité sonore du rap américain et de comment diable en transposer l’énergie langagière en une parole française quoiqu’originale et le faire passer dans le corps de l’acteur – toujours absent (le corps, et l’acteur). Son intelligence claire et sa sérénité apparente m’ont nourrie et cadrée, tout en m’apportant une soupape de décompression à la terrasse de la Locanda ou du fameux restaurant où des illustres, un peu plus que nous, tels que George Clooney et Bruce Springsteen (mais pas Eminem), vinrent apprécier la vue, nous avons profité – une fois, rapport à la méthodologie de la carence – du tarif repas artistes. Elle a posé sa caméra sur la table et nous avons ainsi créé le documentaire le plus statique de l’histoire de Comacina – du moins en ai-je la prétention.

Bref, merci au Comité mixte Wallonie-Bruxelles pour leur confiance, à l’équipe de Wallonie Bruxelles International et Sandra Nicouleau pour sa patience, et à tous ceux qui ont rendu ce voyage initiatique et perturbateur possible.

Louise Emö

/ Tream Deam représente.
 


Dernière mise à jour
10.11.2015 - 16:42

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